Il y a une quinzaine d'années, Antonio Paolucci, le conservateur de la Galerie des Offices, me pilotait dans une visite rapide de la collection Bonacossi. Un travail en cours nécessitait l'examen approfondi d'un tableau qui s'y trouvait. Cependant, une autre œuvre attira mon attention, un grand tableau de Véronèse, haut de près de deux mètres cinquante. Mon oeil se fixa tout de suite sur un détail : le tableau représente Iseppo da Porto, en pied, attirant, d’un geste affectueux, son fils contre lui. Le comte a enlevé son gant, et le fils, comme pour se rassurer, a glissé sa petite main dans celle, puissante, de son père. Il s’accroche à son bras…
Et là, boum, au milieu d'une vingtaine de touristes et sous les yeux éberlués d’Antonio, tout d'un coup, je me suis mis à dévisager chacun, me demandant qui j'étais, ce que je faisais là, posant des questions à mes voisins en français, en italien, leur regard incrédule étant la seule réponse que j'obtenais. A ce qu'on m'a dit, j'avais l'air hagard, menaçant. Enfin, je m’évanouis.
Le lendemain, après une bonne nuit à l'hôpital Santa Maria, Graziella Magherini vint me voir et m'annonça, triomphale (enfin, c'est l'impression qu'elle me fit) :
"Encore un syndrome ! Vous êtes le troisième, cette année, et pourtant, nous ne sommes qu’au printemps."
Plus tard, on m'expliqua ce qu'était le syndrome de Stendhal, ça n'avait été qu'une anecdote pour moi, une parenthèse de quelques heures. Mais, mais, mais, maintenant que j'y repense, il me revient quand même que la nuit fut agitée. Alors que je commençais à somnoler, il pouvait être trois ou quatre heures du matin, mon voisin de chambre émit un son sourd ; dans le silence feutré de l'hôpital, je n'entendis bientôt plus que ça. Ce son rauque qui prenait de l'ampleur. Mon voisin ronflait de plus en plus fort. Mon voisin ronflait abominablement. Ce son me devint vite insupportable. Pendant de longs instants, je tentais de me raisonner, mais brusquement, je me vis, quasiment comme un automate, sans que mon cerveau n'arrive à maîtriser mon corps, me lever, prendre mon oreiller et lui appliquer de toutes mes forces sur le visage. Moins d'une minute et il ne se débattait plus. Je me suis recouché, et j'ai oublié tout ça.
Avais-je rêvé ? Toujours est-il que les infirmières, à mon réveil, m'apprirent que mon voisin (un homme qui avait l'âge de mon père) était parti de bonne heure. Je n'osais pas poser de question, et encore maintenant, je me demande…