Paavo Järvi, hier soir, après sa direction de la symphonie n°2 de Mahler – le final ! la première intervention des chœurs ! – était accompagné d’une trentaine de musiciens et choristes, qui avaient bien volontiers cédé à son invitation autour d’un bon repas. Un des choristes attira mon attention. Pendant le concert, il était déjà remarquable. Il était le plus grand, le plus fort, le plus blond. Sa voix était-elle la plus puissante ? Son allure impressionnante avait fait retourner plus d’une tête quand il était entré dans le restaurant. Cependant, c’était autre chose qui m’intriguait, sa main gauche était artificielle. La prothèse était parfaite, mais une certaine rigidité, une légère maladresse brusque, des reflets de lumière sur la « peau », faisaient se rendre à l’évidence dès que l’on y prêtait attention.
Le repas fut bien arrosé, bruyant et musical à la fois. Anton (il s’appelait Anton) parlait haut et fort, déclamait des poèmes d’Altenberg, et je voyais bien que Paavo riait beaucoup à ses plaisanteries. Je compris d’ailleurs quand le groupe se sépara, tard, la basilique aux toits bleus apaisant la nuit redevenue froide, et que nous partîmes tous les trois, qu’une réelle affection unissait ces deux hommes.
Pendant le trajet du retour à l’hôtel, à l’arrière du taxi, Paavo me parla de son ami, en français, langue que ne parle pas Anton. Ils ont grandi dans la même région d’Estonie, et se sont connus à Los Angeles où ils sont devenus amis. C’est une grande joie pour eux de se retrouver au hasard de leurs concerts respectifs.
« Il a participé activement à la Révolution chantante, ce qui est normal pour un choriste, s’amusa Paavo, et un jour, il fut emmené par des « bérets noirs » dans un hangar, où l’attendaient deux personnes cagoulées et des soldats armés. Apparemment, les OMON allaient s’occuper de lui. Effectivement, on l’a assis à une table, un des deux cagoulés lui maintint le bras pendant que l’autre lui sciait le poignet. Quand il revint à lui, les deux personnages se décagoulèrent et il reconnut ses parents. Sa mère pleurait, son père était livide, et disait « pardonne nous ». Les OMON abattirent alors ses parents et les laissèrent tous les trois dans une mare de sang. »
En tout cas, je n’ai pas trouvé ça très poli de parler devant lui dans une langue qu’il ne comprend pas.